une leçon de créole (00':49'')
avec les voix de Sainclair et Léonard
Je
lui pose le casque sur les oreilles. Il n'a pas plus de quatre ans.
Il grandit là, dans cette propriété au bord de la mer des
Caraïbes, entouré d'une portée de chiens. Le casque est relié au
micro. Il pose les mains sur les écouteurs, il regarde vers le sol.
Son monde sonore retentit dans le casque, plus proche, et plus
évident – la mer, le vent dans les arbres, les chiens qui se
faufilent entre la table et les chaises, le bruit d'une assiette
cognée par un couvert... Alors il lève les yeux et il dit :
le ciel est bleu, la terre est noire.
texte : Franketienne, extrait de RAPJAZZ - Journal d'un paria, édition spirales (1999), Mémoires d'encrier (2011).
Voix : Léonard Jean-Baptiste, Freidi
Enregistré, composé et mixé à Port-Au-Prince et Liège, décembre 2012
à la bibliothèque, carton glissé entre deux pages de Davertige
Alors ici, dès le début d'une possibilité d'existence qui dépasse un tant soit peu le plug and play individuel à une machine qui de toute façon ne te réclame pas, commence le jeux des dépendances, et le chantage familier / Arrivent les dénis de salaires – les sommes remises comme par hasard au creux de la main – " pour te dépanner " – le paternalisme dirigiste au motif de l'incompétence / Et manquer de crédit doit toujours vouloir dire deux choses à la fois / Sinon, plus rien n'a de sens / Les bourses et les sponsors un peu plus conséquents, rackettés dans ta propre maison, avec un flingue braqué sur la tempe, par une bande de types très bien informés / Et quand tu te promènes dans la ville détruite de Port-au-Prince, tu croise l'adolescent de quinze ans, alors tu te souviens de toi, et tu peux saisir à pleine bouche dans l'air et la poussière, le sens profond de tout ce que nous faisons / Et tu dis, avec un sourire et, pour une fois, la joie de constater que cela continue / Ici et toujours, dans cette ville / Quoi ? - L'éternité. C'est la mer allée. Avec le soleil / Le désir, l'intelligence et la douceur réunis dans un âge sans contradiction / La lumière au fond de ce trou / Et quand il pleuvait, je restais debout, je ne dormais pas car la pluie tombait dans la maison de tôle et de bois. Je dormais debout. Et j'avais faim de tout.
Quoiqu'il en soit, Colomb avait été mené vers Hispaniola avec un désir d'or / « Où est l'or ? » est la première phrase dite par l'européen quand il a débarqué au nord de l'île / Et sur les vestiges du premier fortin édifié par Colomb et ses hommes avec les restes de la Pinta, des coréens et des usines, pour les marques de discount américaines, vont créer des milliers d'emplois pour les corps entretenus / Une nouvelle ville va naître sur des terres agricoles / Comme Cité Simone, devenue Cité Soleil, coincée entre le vieux Port-au-Prince et un parc industriel créé par le mari de Simone, papa doc, dans les années 60, dont le stéthoscope le chapeau et la canne sont exposés au Panthéon National / Le 20 février 2007, la MINUSTAH déclare avoir pris le contrôle de Cité Soleil tandis que deux casques bleus sont morts lors d'une fusillade la semaine précédente, alors qu'ils étaient 700 à avoir bloqué le bidonville
Le
gamin solitaire, à l'abri des tumultes de cette île plantée dans
la mer des Caraïbes, traduit le monde qui lui rentre dans les
oreilles, et sa synthèse est radicale. Il répète. Le ciel est
bleu, la terre est noire. Il a raison. Les sons ont des couleurs, et
les formes font du bruit.
texte : Franketienne, extrait de RAPJAZZ - Journal d'un paria, édition spirales (1999), Mémoires d'encrier (2011).
Voix : Léonard Jean-Baptiste, Freidi
Enregistré, composé et mixé à Port-Au-Prince et Liège, décembre 2012
/ Terrible
à dire, mais Haïti semble être devenu " the place to be"
pour les ONG!/Un
échange portait sur cette terre d'île, devenue un réservoir de
causes, pour toutes les sortes d'interventions, avec tout un tas de modes
de financement / Et
toute sorte d'engagements, de missions et de recommandations, parfois sans
destinataire / Car
ici nous avons vu fleurir ces types, venus d'occident, qui ont
profité du désastre pour s'inventer une autre vie / quand
tant de choses manquent à l'appel / Chacune
a ses protocoles, ses différents niveaux d'alerte, ses méthodes en
cas de coup dur. Et ces organisations discutent beaucoup entre elles, elles se tiennent informées de l'état de la situation et du degré
de dangerosité du terrain. Leurs consignes de sécurité sont
claires, codifiées, enseignées comme un catéchisme à des
coopérants, souvent jeunes, qui doivent s'engager par écrit à les
respecter sous peine de devoir retourner chez eux illico. / Et
l'on a vu, nous dit-on, un nombre incalculable de fois un convoi
militaire accompagner un convoi de secours, d'une main braquait et surveillait le public-cible, de l'autre distribuait
des biens pour "entretenir les corps" / Au
moins un millier d'ONG est venu rejoindre le théâtre des opérations
après le séisme / Jusque
2500 ONG ont agi sur la terre d'Haïti / Le
tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti a permis la
création d'au moins 50000 postes, avec un important turnover, sans
compter la pérennisation d'emplois dans les métropoles / Au
moins 100000 individus des villes occidentales, dont les
moins chers sont les jeunes diplômés avec peu d'expérience, ont pu
agir et donner, pour un temps, un sens monnayable à leur vie / Et
c'est comme ça que l'argent rejoint aussi son point de départ / On
nous apprend quoi faire au cas où nous devrions être évacués
d'urgence. Il faut détruire nos ordinateurs et tout ce qui est
réutilisable. Ou bien les enterrer. C'est vrai que c'est assez
impressionnant à entendre / Car
voici les consignes et les convois qui passent et parfois descendent
des hauteurs de la ville pour s'aventurer au champ de mars, et vers
le palais présidentiel, dont les ruines furent nettoyées par Sean
Penn / Sean
Penn a un camp / Et
dans ces convois, on a vu parfois de jeunes américains en casquette
et bubble gum regarder par la visière découpée d'une benne en
métal / Ils
regardaient dehors / Ils
regardaient les gens / Ils
regardaient la rue / Ils
regardaient les mouvements de la ville / Comme
un film en 3D surround, avec les odeurs / Ils
apprenaient les images de la misère, et par là-même, l'obéissance
qui leur éviterait une destinée aussi horrible / Et
l'espoir, devenu Responsabilité, ne pouvait que reposer sur leurs
épaules de jeunes américains et viendrait relever, peut-être chez
l'un ou chez l'autre, entre deux chewing gum, cette volonté de faire
le bien , La
vraie fierté d'être un américain / lorsque
survient une tragédie, les Etats-Unis prennent les devants et
viennent en aide. C'est ce que nous sommes. C'est ce que nous
faisons. Quand nous ne montrons pas seulement notre pouvoir,
mais aussi notre compassion, le monde nous regarde avec un mélange
de respect et d'admiration. Cela conforte notre leadership /
L'arrivée - déplacement, cartographie, montée vers Juvenat (10'57'')
Avec entre autres les voix de Lucie, Maude et Cédric
L'arrivée - déplacement, cartographie, montée vers Juvenat (10'57'')
Avec entre autres les voix de Lucie, Maude et Cédric
/ Car
il faudrait faire venir un esprit spécial, qui assure la continuité
des choses, qui ouvre le passage entre le passé et l'avenir / Une
figure de Janus, qui ne se figerait pas entre les certitudes de
l'Histoire, toujours mal racontée, et le tas d'assurances que nous
réclamons avec effroi devant tout acte, devant toute décision, et
devant toute expression qui atteste que quelque chose va, ou peut se
passer. / Ovide dit
que Janus a un double visage parce qu'il exerce son pouvoir sur le
ciel, sur la mer comme sur la terre ; il est aussi ancien que le
monde ; tout s'ouvre ou se ferme à sa volonté. Lui seul
gouverne la vaste étendue de l'univers. Il préside aux portes du
ciel, et les garde de concert avec les Heures. Il observe en même
temps l'orient et l'occident. Macrobe soutient qu'il est
supérieur à tous les autres dieux et l'appelle : deus deorum "
dieu des dieux" / Ici, dans ce pays,
toute anticipation crée la panique, dit-elle / Au soir
d'un échange, alors que Port-Au-Prince rassemblait ses ombres pour
la nuit, nous avons été mis au courant de la montagne générale
d’abattements et la succession de découragements que la moindre
entreprise voit se lever sur sa route / Ici ce sont les
Amériques / Se battre, pour ses droits comme pour ses
affaires, pour les droits et tous les passes-droit qui accompagnent
un business bien mené, est cette seconde nature qui mature sous le
masque de la première / Ocodé dit sur un mur qu'aux
sciences juridiques, il faut toujours associer les sciences
morales / Nous vivons des exercices où ce sont le plus
souvent les sciences économiques qui tranchent les débats
moraux, annihile la beauté des lois / Et si le crédit ne signifie au moins deux choses
à la fois, alors plus rien n'a de sens / Mais le couperet
tombe dru sur la volonté, les souplesses de l'esprit ploient
dangereusement quand il finit par comprendre avec une douceur
vénéneuse que, au natif d'Haïti, qui ne possède pas de capitaux,
mais seulement son esprit, et la volonté de construire quelque
chose, le motif du discrédit est justement qu'il est un natif, sans
capitaux, qui veut construire quelque chose dans son pays / Les
deux visages imperturbables de Janus se retournent / Il se
font face maintenant / Un duel entre le passé et l'avenir
s'engage, pour savoir qui intimide le mieux le présent /
/ Le
présent tisse et détisse les fils sous cette menace constante / Il
doit écarter les entailles profondes du passé et dénouer les peurs
que l'avenir affiche en ricanant / Et de l'incroyable division
naît l'image d'un visage qui se contient et donne, par delà le
chaos, la véritable leçon de choses / Aucun
discours raisonnable ne peut embrasser le centre de notre planète et
du système, depuis cinq siècles maintenant / Il s'y
blottit toujours une folie spéciale, native ou d'en-dehors, qu'elle
provienne de Montréal, de Dakar, qu'elle se déroule imperturbable,
et sérieuse, et sereine, dans les campus des universités
américaines et européennes
à la bibliothèque, carton glissé entre deux pages de Davertige
Alors ici, dès le début d'une possibilité d'existence qui dépasse un tant soit peu le plug and play individuel à une machine qui de toute façon ne te réclame pas, commence le jeux des dépendances, et le chantage familier / Arrivent les dénis de salaires – les sommes remises comme par hasard au creux de la main – " pour te dépanner " – le paternalisme dirigiste au motif de l'incompétence / Et manquer de crédit doit toujours vouloir dire deux choses à la fois / Sinon, plus rien n'a de sens / Les bourses et les sponsors un peu plus conséquents, rackettés dans ta propre maison, avec un flingue braqué sur la tempe, par une bande de types très bien informés / Et quand tu te promènes dans la ville détruite de Port-au-Prince, tu croise l'adolescent de quinze ans, alors tu te souviens de toi, et tu peux saisir à pleine bouche dans l'air et la poussière, le sens profond de tout ce que nous faisons / Et tu dis, avec un sourire et, pour une fois, la joie de constater que cela continue / Ici et toujours, dans cette ville / Quoi ? - L'éternité. C'est la mer allée. Avec le soleil / Le désir, l'intelligence et la douceur réunis dans un âge sans contradiction / La lumière au fond de ce trou / Et quand il pleuvait, je restais debout, je ne dormais pas car la pluie tombait dans la maison de tôle et de bois. Je dormais debout. Et j'avais faim de tout.
Et
aujourd'hui, tu parles comme, 20 ans auparavant, tu avais ouvert un
livre et, à l'intérieur de ce livre, une voix s'était adressée à
toi, Nathanaël elle réclamait et répétait, suave et solitaire, la
si terrible et si réconfortante loi du désir.
La vie
était pour nous
SAUVAGE ET DE
SAVEUR SUBITE
et j’aime
que le bonheur soit ici,
comme
une efflorescence sur de la mort
Pendant ce temps, des milliers de paysans et de pauvres, brésiliens, pakistanais, sri lankais, népalais, ou encore jordaniens, obéissent à leurs supérieurs, dorment sous tente collective et patrouillent dans la ville, armés jusqu'aux dents.Ils se cachent le visage, et ressemblent à des truands. Et parfois, ils jettent des gaz périmés pour disperser une manifestation. Nous marchions du côté de Bois-Verna, je dis, c'est un pays très complexe. L'enfant fait l'étonné. Non, je ne vois pas pourquoi tu dis ça. C'est un pays très simple, très simple. Nous zigzaguons entre les trottoirs encombrés et le bas-côté de la route trouée, où les voitures, les camions et les motos dévalent, par gerbe successive. C'est un pays très riche, très riche. Il répète toujours quand c'est important. Il y a des barques d'or enfermée dans des grottes, sous la mer. Et nous avons eu un grand dirigeant qui a voulu libérer tout cet or, mais il a été exilé. Et ce sont les vaudouisants et les américains qui gardent les clés de ces portes, et qui empêchent que le pays puisse jouir de sa richesse. C'est comme ça. C'est comme ça. Le jour l'enfant proteste, et laisse les puissances pour la nuit. Des portes, des grottes, une barque d'or, et des prêtres vaudous. Certains disent aussi que les vaudous possèdent ces portes qui permettent de voyager. Il y a des âmes qui volent, des dieux menaçants, et de la richesse.
La mémoire (03'13'') - Rome du Collectif Hors-jeu
/ Et
dans ces usines, des millions de balles de baseball furent
confectionnées puis envoyées aux états-unis où elles ont ponctué
des moments formidables en famille, entre amis, au lycée, et dans
les stades / Et des millions d'adolescents ont
propulsé des milliards de fois des millions de balles de baseball contre le mur de leur chambre, quand ils s'ennuyaient, ou
étaient en rage / Aux portes de Cité Soleil, le
plus vieux marché de la ville avaient déjà reçus, exposés et
vendus tant de marchandises, et tant d'hommes et de femmes, et
aujourd'hui encore 24 heure sur 24, du licite et de l'illicite, du
gros, du mi-gros, du moyen, et du détail / Et
beaucoup d'hommes et de femmes furent envoyées aux colonies qui sont
devenues ensuite les Etats-Unis / Beaucoup d'hommes
et de femmes / Beaucoup de sucre / Beaucoup
de café / Beaucoup de balles de baseball / Beaucoup de peluches, et beaucoup de
tee-shirt et de sweat-shirt et de maillots / Et des
barques d'or sont enfermées dans des grottes sous la mer, dérobées
au peuple en transit, à tous ceux-là d'en-dehors qui sont restés
ici / Et c'est un pays où, dans les écoles, on ne
parle pas la langue de ta mère / En
1825, la France impose à sa lointaine colonie de payer à prix d’or
sa nouvelle indépendance. L’économie de l’île, qui se saigne
durant cent vingt-cinq ans pour honorer son contrat, ne s’en est
jamais relevée. / Dette
qui fut payée deux fois, à la France et aux banquiers français
puis américains / Dette qui fut payée en grande
partie par les impôts et les taxes sur les paysans et leurs
productions, et surtout les producteurs de café / Dettes
définitivement soldées avec les intérêts en 1952 / Quand le dette
fut payée, papa doc continua d'encaisser les fruits de la
production et de l'exportation, et il développa pas mal
d'affaires sur Miami, avec les milieux et la CIA / Les
campagnes furent saignées et les rebellions matées / Et
tous devinrent, comme par malédiction, des étrangers dans ce pays
qui était le leur, dans ce pays qui semblait n'avoir jamais été le
leur / Maronner c'est exister / Qui
libérera les barques d'or des grottes sous-marines ? Qui les
amènera sur le rivage, à la place de l'épée, des champs dévastés,
et des usines ? / Dans les usines aux portes de Cité Soleil, des ateliers résonnent de gros hauts-parleurs qui
diffusent de la House / Et l'on raconte que dans la
terre, à côté des barques d'or, reposent les minerais du futur,
pour les puces électroniques et les machines à calculs / Et
Bill Clinton, tombé amoureux de cette terre lors de son voyage de
noces, a dit que Haïti allait devenir un centre cybernétique /
La
seule histoire populaire des états-unis disponible sur le marché
commence ici, en Haïti.
Et
tandis que les tee-shirt, les sweat-shirt, les shorts et les maillots,
tous produits dans des zones détaxées, étaient envoyés par
millions de l'autre côté de la mer des Caraïbes, des milliards de
grains de riz, produits et subventionnés aux états-unis, étaient
déversés sans taxe sur les marchés de l'île / Cela
déstructura une nouvelle fois le régime des productions
alimentaires / L'auto-suffisance recula / Les
gens abandonnèrent le maïs, et d'autres féculents, et ils
adoptèrent un nouveau régime désormais dépendant du prix du riz
importé / C'était une erreur, même Bill le
concède / Et les campagnes furent encore déboisées,
délaissées et abandonnées à leur sort / Et le
trou Port-au-Prince, encaissé dans la montagne, se mit à grouiller
de toute part, et à se répandre sur les flancs quasi-verticaux qui
l'enferment face à la mer / Quand la pluie tombe un
peu trop longtemps, Port-au-prince s'embourbe par les flots et les
déchets qui se déversent le long des parois de roches et de terres,
de tôles, de bâches et de planches / Une
catastrophe ici, c'est un ouragan qui passe à des dizaines de
kilomètres.
interview nocturne de Michel Chancy (09'14'')
interview nocturne de Michel Chancy (09'14'')
A
l'hôtel Karibe, à hauteur de Juvenat, le salon des cadeaux investit
les mêmes salons où les officiels en visite font leurs discours.
Sous
le soleil des Antilles, deux cerfs carton, un sapin
synthétique, un traîneau en aggloméré, reposent sur un sol de
neige fait de papier découpé.
Un
étudiant a revêtu les habits de l'égérie coca-cola, il
veut s’asseoir dans le traîneau mais, le siège cède,
il tombe à la renverse.
Malgré
les rires, on peut voir qu'il s'est fait mal.
A
l'intérieur, des broderies, des bijoux et les mêmes cadeaux que
l'on s'offrent à Miami – là, un étal où l'on vante les mystère
d'un scottish strong cheese, ou d'un crémeux du terroir français. Là, une
vraie machine à expresso, des lustres brillants, et de l'air
conditionné partout dans la pièce.
On
trouve les ouvrages d'un historien du dimanche, et son ambitieux
projet : l'histoire d'Haïti en toute simplicité.
La
piscine qui offre une vue sur la vallée de fatras est vidée.
C'est
une expérience sociologique.
Tu
traverse le grand hall et tu sors de l'hôtel, en croisant une bande
de jeunes allemands, tout rouge et sapés comme à la plage , un
type qui ressemble à 50 cent sort mollement d'une bmw série a. Son pneu arrière gauche est crevé. Il fait un geste agacé quand on lui fait remarquer. A
deux rues de là, entrée d'un labyrinthe de cabanes, des cochons
mangent sur un tas de détritus. Des adolescents agitent les mains et
d'autres semblent s'enfoncer dans le sol, en fermant les yeux. Au
point où le quartier protégé fait la place au chaos de la ville,
deux flics dorment dans une voiture sans roue. La poussière remplace
les parfums de femmes et l'air blanc climatisé. Et tu repense à ce songe exprimé dans la gazette du coin, aux alentours de
1900.
Imitons
ces centres qui vont de l'avant, et nous avons en définitive non
seulement les villes durables, mais encore nos villes présenteront
un aspect plus élégant et plus confortable, et la capitale de la
république entre toutes en viendra un jour ou l'autre à n'être
plus dans un assemblage de huttes branlantes en proie à la
pourriture de vermine.
A
l'hôtel Karibe, les quelques milliers de bourgeois natifs
remplissent ce rêve tant qu'ils peuvent de babioles et d'amour du
kitsch. Leur ville, ce sont ces routes qui mènent de l'hôtel à
leur propriété close, à l'aéroport et plus loin aux banlieues continentales. Le reste est couvert de feuilles et des fumées inquiétantes
montent parfois du sol, des tremblements se font sentir, et tout le
monde fait pour un mieux, exactement comme il est, précisément tel
qu'il est.
Citations : F. Nietzche, E. Vialle, M. Durand, B. Obama, Wikipedia, A. Rimbaud, A. Gide, L-P Dalembert, F. Féquière, observatoire des prix
Prix du marché à Croix-des-Bossales (Port-au-Prince) -
premier trimestre 2010
Riz importé (6 lbs) Avant séisme 120 Gdes – le 12 mars 135 Gdes (+ 13%)
Riz local (6 lbs) Avant séisme 240 Gdes – le 12 mars 200 Gdes (-17%)
Haricots rouge (6 lbs) Avant séisme 180 Gdes – le 12 mars 225 Gdes (+ 25%)
Haricots noir (6 lbs) Avant séisme 170 Gds – le 12 mars 150 Gdes (-12%)
Maïs importé (6 lbs) Avant séisme 80 Gdes – le 12 mars 100 Gdes (+ 25%)
Maïs local (6 lbs) Avant séisme 60 Gdes – le 12 mars 75 Gdes (+ 25%)
Le petit mil (6 lbs) Avant séisme 70 Gdes – le 12 mars 100 Gdes (+43%)
Farine de blé (6 lbs) Avant séisme 60 Gdes – le 12 mars 75 Gdes (+25%)
Sel Avant le séisme 20 Gdes – le 12 mars 20 Gdes (0%)
Sucre blanc Avant le séisme 130 Gdes – le 12 mars 150 Gdes (+15%)
Sucre non raffiné Avant le séisme 120 Gdes – le 12 mars 125 Gdes (+4%)
L’huile de cuisine (alberto et Rika) 1 Gal Avant le séisme 250 Gdes – le 12 mars 250 Gdes (0%)
Spaghetti importé sac 175 g Avant le séisme 12 Gdes – le 12 mars 12 Gdes (0%)
Le charbon en gros sac avant le sésime 600 Gdes – le 12 mars 700 Gdes (+17%)
Ce sont des crânes. Des crânes ? Oui, des crânes. Dans cette cour arrière, protégée de la foule et de la grand-rue, en plein centre de la ville basse, les statuettes, les chimères de formes, les monstres assemblés de matières hétérogènes s'étalent sur toutes les surfaces, à hauteur variable – sur le sol, les tables, les étagères et les murs. Ce sont des tapis d’œuvres, des grappes de matières sculptées et arrangées, une véritable foule de déchets récupérés et magnifiés dans leur recomposition . Ce sont des objets mystiques et des objets d'art. Ici, toute la différence insensée entre l’œuvre conçue, fille des académies et des salons bourgeois, et l’œuvre expulsée, la bâtarde marginalisée ou hospitalisée, cesse d'exister – et disparaît aussi le dernier phare auquel s'accrochent les pâles replets de la division – la claire conscience d'une expression unifiée, totalement subjective, aux bords de la raison du monde. Tout cela disparaît. Et cela a raison de disparaître, car l'on est introduit ici ailleurs, dans le monde d'en bas, celui d'une infrastructure que l'on ne saisit qu'à voix basse – peuplée de deuils, d'union contre nature, de beauté sidérée. La raison du monde est ici ouverte aux cris provenant d'une forteresse invisible, aux plaintes sans réparation, à l'énergie pure qui travaille la terre et décrit un cercle sur lequel les inconscients débattent éternellement des notions de conception et d'expulsion.On se penche à terre pour aller chercher la matière des œuvres. On glane, on récupère. Et les saisons varient. Il y eût une saison où l'on ramassait les crânes comme de vieux bouts de pneu.Sur le mur de sable et de ciment, 4 tableaux, décrivant les portraits en bas relief de 4 musiciens, exhibent 4 crânes ramassés, nettoyés, et entourés d'affection. On s'échangea certainement quelques phrases, au creux d'une nuit, et l'on fit rire les âmes, qui s'était ainsi fait déposséder de leur corps. On a essoré le crâne de ce qu'une âme peut expirer, et de cette manière, on a tenté de lui rendre sa forme originelle, son premier visage. Et les voilà, qui sont maintenant, comme 4 immortels, souriant et dansant, et nous regardent, les os baignés de malice.
Un
jour, nous avons rencontré un vieil homme, qui s'enquit de ce que
nous faisions ici, à Port-Au-Prince.
Je
lui dis : nous venons dire de la poésie. Ses yeux brillaient.
Alors ça va, si vous n'êtes pas venus pour nous aider, ça va. Il
se redressa. Tiens, vous connaissez Ossip Mandelstam ? J'étais
étonné, et joyeux. Ici, sous le soleil, un vieil homme me parlait
de Mandelstam. Là où il y a ruse, il n'y a pas de poésie. C'est
lui qui a dit ça, n'est-ce pas ? Je confirmais, sans être
certain. Mais là n'est pas l'important.
Alors
vous ne rusez pas, si vous dites de la poésie ? Ça non plus je
ne le savais pas. Je devais bien avoir rusé quelque part pour me
retrouver ici, à Port-Au-Prince, pour dire des poèmes et des
chansons.
Il
m'expliqua qu'il avait voulu devenir écrivain. Il avait été nourri
des plus belles pages de la littérature française. Pour ma part, je
ne savais pas qu'il était possible de « vouloir »
devenir écrivain.
Oui,
me dit-il, j'avais imaginé une sorte de gouverneur de la rosée,
mais en tout point opposé. Mon personnage était un agent du
cadastre, et il devait tenir à jour son registre, ici même à
Port-Au-Prince. Cela se serait appelé l'arpenteur des fatras, ou
quelque chose comme ça. J'avais tourné cette idée dans ma tête
pendant des années, attendant le jour où j'aurais été enfin
capable d'écrire cette histoire. Je ne m'étais jamais découragé.
Je devais trouver le bon moment, et la bonne disposition, pour
raconter les aventures de mon personnage – un agent du cadastre à
Port-au-Prince, c'est un peu comme un paysan à qui l'on demande de
fabriquer des balles de base-ball, non ? Il souriait. Bon, et
les choses se passèrent. Comme je suis aussi un peu musicien, je
suis parti en République Dominicaine pour travailler dans un hôtel.
Et de là, le patron, qui m'aimait bien, je ne sais toujours pas
pourquoi, me proposa d'aller garder sa villa, sur la côte, pendant
deux mois. C'était exactement ce que j'attendais. J'arrivais dans
cette demeure aussi grande que le quartier où j'avais grandi. Elle
avait sa plage privée, et était doublement protégée – par un
grand mur autour de la propriété, et par un grillage tout autour de
la zone où d'autres villas s'affalaient sur le rivage. Je pouvais
être tranquille. On me préparait les repas et mon seul travail
était de vérifier qu'aucun intrus ne vienne violer la propriété.
C'est amusant cette expression non ? Après tout, on ne peut pas
violer grand-chose : une loi, un secret, un être, une propriété... Ah,
c'était typiquement le genre de pensée que mon personnage avait.
J'avais
commencé à élaborer un plan et je sentais que le moment arrivait.
Aussi, un soir, une excitation m'envahit. Tout ce poids que je
traînais avec moi, et mes drames, mes déchirures, mes
découragements – et il y en a eu – tout cela s'était comme
volatilisé. Tout brillait d'un éclat nouveau. Je fis un repas
copieux, que j'arrosais de bière et je suis allé dormir. Au réveil,
c'était le grand jour. Rien ne parviendrait à me faire dévier. Je
sortis toutes les notes que j'avais prises, les descriptions
succinctes de personnages, les biographies, les relevés
topographiques et la cartographie d'un quartier imaginaire, le tout
délicatement tracé. Tout le monde était là, à portée de main,
je n'avais plus maintenant qu'à les disposer sur la page, les faire
se rencontrer, et les laisser me raconter l'histoire...
Et
voilà.
C'est
tout ?
Oui,
c'est tout. Je n'ai jamais écrit cette histoire. Mais elle existe.
Tout est là. Et il désigna son front. Cela suffit.
Mais,
il s'est passé quelque chose ?
Oui,
et non. Au moment de commencer, il y avait un recueil de vieux poèmes
d'ici. Je l'ouvris machinalement, cherchant peut-être les mots qui
seraient comme un baiser donné avant un départ, et je suis tombé
sur ces quelques phrases. Elles résumaient tout ce que j'avais en
tête, ces phrases, et aussi tout ce que je sentais. Et le besoin de
me mettre au travail disparut, comme ça. Comme si, tout d'un coup,
ma présence devant ces pages, avec ces notes, avait déjà été
accomplie, une autre fois, à un autre endroit.
Et
quelles étaient ces phrases ?
Oui,
monsieur, vous avez bien entendu. J'ai lu ces phrases, et elles ont
eu cet effet incroyable, qui me poussa à abandonner mon projet. Sans
le regretter, il faut insister. Vous entendez bien. Cet abandon fut
une victoire. Cela s'est passé en une fraction de seconde. J'étais
plein de ce désir, et subitement, ce désir m'avait quitté sans
qu'il ne me manque rien. Mieux, je me sentais plus riche d'une œuvre
accomplie, et pour la première fois, peut-être, je me sentais libre
– ce qui, vous en conviendrez, est la moindre des choses quand on
est né ici.
Mais
le plus incroyable tient à ceci. J'ouvris donc le livre, et je lus
les phrases. Aussitôt je le refermai, et quelque chose a agi. J'eus
un léger rire et puis des larmes de bonheur m'inondèrent le visage.
Je plongeai la tête entre les mains et je suis resté comme ça
pendant plusieurs minutes. Je souriais dans les paumes et je
commençais à penser à la plage et à la mer transparente. Enfin,
je me suis relevé. Et c'est là que la magie opéra. Oui, je n'ai
pas vraiment d'autre mot pour qualifier ce qui est arrivé ce
jour-là.
Je
rouvre le livre pour relire les quelques phrases en forme de poème.
Je tombe sur une page, ce n'est pas ça, sur une autre encore,
négatif, je feuillette bientôt l'entièreté du livre. Je
recommence une seconde fois, de la première à la dernière page, je
sais que le poème se trouve quelque part au milieu. Et là, je dois
me faire une raison. Je n 'en reconnais aucun. C'était comme
s'il n'avait jamais existé. Et c'est ainsi que j'ai accompli cette
œuvre, sans regret, et que j'ai profité du mois qui me restait
là-bas pour jouir du temps, et des choses.
Citations : F. Nietzche, E. Vialle, M. Durand, B. Obama, Wikipedia, A. Rimbaud, A. Gide, L-P Dalembert, F. Féquière, observatoire des prix