NOTES EN VRAC (décembre 12 - mars 13, Haïti - Belgique)


à chaque instant l'être commence ; autour de chaque Ici roule la sphère Là-bas. Le centre est partout. 
une leçon de créole (00':49'')
avec les voix de Sainclair et Léonard


Je lui pose le casque sur les oreilles. Il n'a pas plus de quatre ans. Il grandit là, dans cette propriété au bord de la mer des Caraïbes, entouré d'une portée de chiens. Le casque est relié au micro. Il pose les mains sur les écouteurs, il regarde vers le sol. Son monde sonore retentit dans le casque, plus proche, et plus évident – la mer, le vent dans les arbres, les chiens qui se faufilent entre la table et les chaises, le bruit d'une assiette cognée par un couvert... Alors il lève les yeux et il  dit : le ciel est bleu, la terre est noire.
Le gamin solitaire, à l'abri des tumultes de cette île plantée dans la mer des Caraïbes, traduit le monde qui lui rentre dans les oreilles, et sa synthèse est radicale. Il répète. Le ciel est bleu, la terre est noire. Il a raison. Les sons ont des couleurs, et les formes font du bruit. 




texte : Franketienne, extrait de RAPJAZZ - Journal d'un paria, édition spirales (1999), Mémoires d'encrier (2011).
Voix : Léonard Jean-Baptiste, Freidi
Enregistré, composé et mixé à Port-Au-Prince et Liège, décembre 2012





/ Terrible à dire, mais Haïti semble être devenu " the place to be" pour les ONG!/Un échange portait sur cette terre d'île, devenue un réservoir de causes, pour toutes les sortes d'interventions, avec tout un tas de modes de financement / Et toute sorte d'engagements, de missions et de recommandations, parfois sans destinataire / Car ici nous avons vu fleurir ces types, venus d'occident, qui ont profité du désastre pour s'inventer une autre vie quand tant de choses manquent à l'appel /  Chacune a ses protocoles, ses différents niveaux d'alerte, ses méthodes en cas de coup dur. Et ces organisations discutent beaucoup entre elles, elles se tiennent informées de l'état de la situation et du degré de dangerosité du terrain. Leurs consignes de sécurité sont claires, codifiées, enseignées comme un catéchisme à des coopérants, souvent jeunes, qui doivent s'engager par écrit à les respecter sous peine de devoir retourner chez eux illico.   / Et l'on a vu, nous dit-on, un nombre incalculable de fois un convoi militaire accompagner un convoi de secours, d'une main braquait et surveillait le public-cible, de l'autre   distribuait des biens pour "entretenir les corps" /  Au moins un millier d'ONG est venu rejoindre le théâtre des opérations après le séisme / Jusque 2500 ONG ont agi sur la terre d'Haïti / Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti a permis la création d'au moins 50000 postes, avec un important turnover, sans compter la pérennisation d'emplois dans les métropoles / Au moins 100000 individus des villes occidentales, dont les moins chers sont les jeunes diplômés avec peu d'expérience, ont pu agir et donner, pour un temps, un sens monnayable à leur vie Et c'est comme ça que l'argent rejoint aussi son point de départ /   On nous apprend quoi faire au cas où nous devrions être évacués d'urgence. Il faut détruire nos ordinateurs et tout ce qui est réutilisable. Ou bien les enterrer. C'est vrai que c'est assez impressionnant à entendre Car voici les consignes et les convois qui passent et parfois descendent des hauteurs de la ville pour s'aventurer au champ de mars, et vers le palais présidentiel, dont les ruines furent nettoyées par Sean Penn / Sean Penn a un camp / Et dans ces convois, on a vu parfois de jeunes américains en casquette et bubble gum regarder par la visière découpée d'une benne en métal / Ils regardaient dehors / Ils regardaient les gens / Ils regardaient la rue / Ils regardaient les mouvements de la ville / Comme un film en 3D surround, avec les odeurs / Ils apprenaient les images de la misère, et par là-même, l'obéissance qui leur éviterait une destinée aussi horrible /  Et l'espoir, devenu Responsabilité, ne pouvait que reposer sur leurs épaules de jeunes américains et viendrait relever, peut-être chez l'un ou chez l'autre, entre deux chewing gum, cette volonté de faire le bien , La vraie fierté d'être un américain / lorsque survient une tragédie, les Etats-Unis prennent les devants et viennent en aide. C'est ce que nous sommes. C'est ce que nous faisons. Quand nous ne montrons pas seulement notre pouvoir, mais aussi notre compassion, le monde nous regarde avec un mélange de respect et d'admiration. Cela conforte notre leadership /


L'arrivée - déplacement, cartographie, montée vers Juvenat (10'57'')
Avec entre autres les voix de Lucie, Maude et Cédric







/ Car il faudrait faire venir un esprit spécial, qui assure la continuité des choses, qui ouvre le passage entre le passé et l'avenir / Une figure de Janus, qui ne se figerait pas entre les certitudes de l'Histoire, toujours mal racontée, et le tas d'assurances que nous réclamons avec effroi devant tout acte, devant toute décision, et devant toute expression qui atteste que quelque chose va, ou peut se passer. / Ovide dit que Janus a un double visage parce qu'il exerce son pouvoir sur le ciel, sur la mer comme sur la terre ; il est aussi ancien que le monde ; tout s'ouvre ou se ferme à sa volonté. Lui seul gouverne la vaste étendue de l'univers. Il préside aux portes du ciel, et les garde de concert avec les Heures. Il observe en même temps l'orient et l'occident. Macrobe soutient qu'il est supérieur à tous les autres dieux et l'appelle : deus deorum " dieu des dieux" / Ici, dans ce pays, toute anticipation crée la panique, dit-elle / Au soir d'un échange, alors que Port-Au-Prince rassemblait ses ombres pour la nuit, nous avons été mis au courant de la montagne générale d’abattements et la succession de découragements que la moindre entreprise voit se lever sur sa route / Ici ce sont les Amériques / Se battre, pour ses droits comme pour ses affaires, pour les droits et tous les passes-droit qui accompagnent un business bien mené, est cette seconde nature qui mature sous le masque de la première / Ocodé dit sur un mur qu'aux sciences juridiques, il faut toujours associer les sciences morales / Nous vivons des exercices où ce sont le plus souvent les sciences économiques qui tranchent les débats moraux, annihile la beauté des lois / Et si le crédit ne signifie au moins deux choses à la fois, alors plus rien n'a de sens / Mais le couperet tombe dru sur la volonté, les souplesses de l'esprit ploient dangereusement quand il finit par comprendre avec une douceur vénéneuse que, au natif d'Haïti, qui ne possède pas de capitaux, mais seulement son esprit, et la volonté de construire quelque chose, le motif du discrédit est justement qu'il est un natif, sans capitaux, qui veut construire quelque chose dans son pays / Les deux visages imperturbables de Janus se retournent / Il se font face maintenant / Un duel entre le passé et l'avenir s'engage, pour savoir qui intimide le mieux le présent /
/ Le présent tisse et détisse les fils sous cette menace constante / Il doit écarter les entailles profondes du passé et dénouer les peurs que l'avenir affiche en ricanant / Et de l'incroyable division naît l'image d'un visage qui se contient et donne, par delà le chaos, la véritable leçon de choses / Aucun discours raisonnable ne peut embrasser le centre de notre planète et du système, depuis cinq siècles maintenant / Il s'y blottit toujours une folie spéciale, native ou d'en-dehors, qu'elle provienne de Montréal, de Dakar, qu'elle se déroule imperturbable, et sérieuse, et sereine, dans les campus des universités américaines et européennes




à la bibliothèque, carton glissé entre deux pages de Davertige




Alors ici, dès le début d'une possibilité d'existence qui dépasse un tant soit peu le plug and play individuel à une machine qui de toute façon ne te réclame pas, commence le jeux des dépendances, et le chantage familier / Arrivent les dénis de salaires – les sommes remises comme par hasard au creux de la main – " pour te dépanner " – le paternalisme dirigiste au motif de l'incompétence / Et manquer de crédit doit toujours vouloir dire deux choses à la fois / Sinon, plus rien n'a de sens / Les bourses et les sponsors un peu plus conséquents, rackettés dans ta propre maison, avec un flingue braqué sur la tempe, par une bande de types très bien informés Et quand tu te promènes dans la ville détruite de Port-au-Prince, tu croise l'adolescent de quinze ans, alors tu te souviens de toi, et tu peux saisir à pleine bouche dans l'air et la poussière, le sens profond de tout ce que nous faisons / Et tu dis, avec un sourire et, pour une fois, la joie de constater que cela continue / Ici et toujours, dans cette ville / Quoi ? - L'éternité. C'est la mer allée. Avec le soleil Le désir, l'intelligence et la douceur réunis dans un âge sans contradiction / La lumière au fond de ce trou / Et quand il pleuvait, je restais debout, je ne dormais pas car la pluie tombait dans la maison de tôle et de bois. Je dormais debout. Et j'avais faim de tout.

Et aujourd'hui, tu parles comme, 20 ans auparavant, tu avais ouvert un livre et, à l'intérieur de ce livre, une voix s'était adressée à toi, Nathanaël  elle réclamait et répétait, suave et solitaire, la si terrible et si réconfortante loi du désir.
La vie était pour nous
SAUVAGE ET DE SAVEUR SUBITE
et j’aime que le bonheur soit ici,
comme une efflorescence sur de la mort

Pendant ce temps, des milliers de paysans et de pauvres, brésiliens, pakistanais, sri lankais, népalais, ou encore jordaniens, obéissent à leurs supérieurs, dorment sous tente collective et patrouillent dans la ville, armés jusqu'aux dents.Ils se cachent le visage, et ressemblent à des truands. Et parfois, ils jettent des gaz périmés pour disperser une manifestation. Nous marchions du côté de Bois-Verna, je dis, c'est un pays très complexe. L'enfant fait l'étonné. Non, je ne vois pas pourquoi tu dis ça. C'est un pays très simple, très simple. Nous zigzaguons entre les trottoirs encombrés et le bas-côté de la route trouée, où les voitures, les camions et les motos dévalent, par gerbe successive. C'est un pays très riche, très riche. Il répète toujours quand c'est important. Il y a des barques d'or enfermée dans des grottes, sous la mer. Et nous avons eu un grand dirigeant qui a voulu libérer tout cet or, mais il a été exilé. Et ce sont les vaudouisants et les américains qui gardent les clés de ces portes, et qui empêchent que le pays puisse jouir de sa richesse. C'est comme ça. C'est comme ça. Le jour l'enfant proteste, et laisse les puissances pour la nuit. Des portes, des grottes, une barque d'or, et des prêtres vaudous. Certains disent aussi que les vaudous possèdent ces portes qui permettent de voyager. Il y a des âmes qui volent, des dieux menaçants, et de la richesse.



La mémoire (03'13'') - Rome du Collectif Hors-jeu





Quoiqu'il en soit, Colomb avait été mené vers Hispaniola avec un désir d'or / « Où est l'or ? » est la première phrase dite par l'européen quand il a débarqué au nord de l'île / Et sur les vestiges du premier fortin édifié par Colomb et ses hommes avec les restes de la Pinta, des coréens et des usines, pour les marques de discount américaines, vont créer des milliers d'emplois pour les corps entretenus / Une nouvelle ville va naître sur des terres agricoles / Comme Cité Simone, devenue Cité Soleil, coincée entre le vieux Port-au-Prince et un parc industriel créé par le mari de Simone, papa doc, dans les années 60, dont le stéthoscope  le chapeau et la canne sont exposés au Panthéon National / Le 20 février 2007, la MINUSTAH déclare avoir pris le contrôle de Cité Soleil tandis que deux casques bleus sont morts lors d'une fusillade la semaine précédente, alors qu'ils étaient 700 à avoir bloqué le bidonville
/ Et dans ces usines, des millions de balles de baseball furent confectionnées puis envoyées aux états-unis où elles ont ponctué des moments formidables en famille, entre amis, au lycée, et dans les stades / Et des millions d'adolescents ont propulsé des milliards de fois des millions de balles de baseball contre le mur de leur chambre, quand ils s'ennuyaient, ou étaient en rage / Aux portes de Cité Soleil, le plus vieux marché de la ville avaient déjà reçus, exposés et vendus tant de marchandises, et tant d'hommes et de femmes, et aujourd'hui encore 24 heure sur 24, du licite et de l'illicite, du gros, du mi-gros, du moyen, et du détail / Et beaucoup d'hommes et de femmes furent envoyées aux colonies qui sont devenues ensuite les Etats-Unis / Beaucoup d'hommes et de femmes / Beaucoup de sucre / Beaucoup de café / Beaucoup de balles de baseball / Beaucoup de peluches, et beaucoup de tee-shirt et de sweat-shirt et de maillots / Et des barques d'or sont enfermées dans des grottes sous la mer, dérobées au peuple en transit, à tous ceux-là d'en-dehors qui sont restés ici / Et c'est un pays où, dans les écoles, on ne parle pas la langue de ta mère / En 1825, la France impose à sa lointaine colonie de payer à prix d’or sa nouvelle indépendance. L’économie de l’île, qui se saigne durant cent vingt-cinq ans pour honorer son contrat, ne s’en est jamais relevée. / Dette qui fut payée deux fois, à la France et aux banquiers français puis américains / Dette qui fut payée en grande partie par les impôts et les taxes sur les paysans et leurs productions, et surtout les producteurs de café / Dettes définitivement soldées avec les intérêts en 1952 / Quand le dette fut payée,  papa doc continua d'encaisser les fruits de la production et de l'exportation, et il développa pas mal d'affaires sur Miami, avec les milieux et la CIA  / Les campagnes furent saignées et les rebellions matées / Et tous devinrent, comme par malédiction, des étrangers dans ce pays qui était le leur, dans ce pays qui semblait n'avoir jamais été le leur  / Maronner c'est exister / Qui libérera les barques d'or des grottes sous-marines ? Qui les amènera sur le rivage, à la place de l'épée, des champs dévastés, et des usines ? / Dans les usines aux portes de Cité Soleil, des ateliers résonnent de gros hauts-parleurs qui diffusent de la House / Et l'on raconte que dans la terre, à côté des barques d'or, reposent les minerais du futur, pour les puces électroniques et les machines à calculs / Et Bill Clinton, tombé amoureux de cette terre lors de son voyage de noces, a dit que Haïti allait devenir un centre cybernétique /
La seule histoire populaire des états-unis disponible sur le marché commence ici, en Haïti.
Et tandis que les tee-shirt, les sweat-shirt, les shorts et les maillots, tous produits dans des zones détaxées, étaient envoyés par millions de l'autre côté de la mer des Caraïbes, des milliards de grains de riz, produits et subventionnés aux états-unis, étaient déversés sans taxe sur les marchés de l'île / Cela déstructura une nouvelle fois le régime des productions alimentaires / L'auto-suffisance recula / Les gens abandonnèrent le maïs, et d'autres féculents, et ils adoptèrent un nouveau régime désormais dépendant du prix du riz importé / C'était une erreur, même Bill le concède / Et les campagnes furent encore déboisées, délaissées et abandonnées à leur sort / Et le trou Port-au-Prince, encaissé dans la montagne, se mit à grouiller de toute part, et à se répandre sur les flancs quasi-verticaux qui l'enferment face à la mer / Quand la pluie tombe un peu trop longtemps, Port-au-prince s'embourbe par les flots et les déchets qui se déversent le long des parois de roches et de terres, de tôles, de bâches et de planches Une catastrophe ici, c'est un ouragan qui passe à des dizaines de kilomètres.
 
interview nocturne de Michel Chancy (09'14'')


A l'hôtel Karibe, à hauteur de Juvenat, le salon des cadeaux investit les mêmes salons où les officiels en visite font leurs discours. 

Sous le soleil des Antilles, deux cerfs carton, un sapin synthétique, un traîneau en aggloméré, reposent sur un sol de neige fait de papier découpé. 
Un étudiant a revêtu les habits de l'égérie coca-cola, il veut s’asseoir dans le traîneau mais, le siège cède, il tombe à la renverse. 
Malgré les rires, on peut voir qu'il s'est fait mal. 
A l'intérieur, des broderies, des bijoux et les mêmes cadeaux que l'on s'offrent à Miami – là, un étal où l'on vante les mystère d'un scottish strong cheese, ou d'un crémeux du terroir français. Là, une vraie machine à expresso, des lustres brillants, et de l'air conditionné partout dans la pièce. 
On trouve les ouvrages d'un historien du dimanche, et son ambitieux projet : l'histoire d'Haïti en toute simplicité. 
La piscine qui offre une vue sur la vallée de fatras est vidée. 
C'est une expérience sociologique. 

Tu traverse le grand hall et tu sors de l'hôtel, en croisant une bande de jeunes allemands, tout rouge et sapés comme à la plage , un type qui ressemble à 50 cent sort mollement d'une bmw série a. Son pneu arrière gauche est crevé. Il fait un geste agacé quand on lui fait remarquer.  A deux rues de là, entrée d'un labyrinthe de cabanes, des cochons mangent sur un tas de détritus. Des adolescents agitent les mains et d'autres semblent s'enfoncer dans le sol, en fermant les yeux. Au point où le quartier protégé fait la place au chaos de la ville, deux flics dorment dans une voiture sans roue. La poussière remplace les parfums de femmes et l'air blanc climatisé. Et tu repense à ce songe exprimé dans la gazette du coin, aux alentours de 1900.
Imitons ces centres qui vont de l'avant, et nous avons en définitive non seulement les villes durables, mais encore nos villes présenteront un aspect plus élégant et plus confortable, et la capitale de la république entre toutes en viendra un jour ou l'autre à n'être plus dans un assemblage de huttes branlantes en proie à la pourriture de vermine.
A l'hôtel Karibe, les quelques milliers de bourgeois natifs remplissent ce rêve tant qu'ils peuvent de babioles et d'amour du kitsch. Leur ville, ce sont ces routes qui mènent de l'hôtel à leur propriété close, à l'aéroport et plus loin aux banlieues continentales. Le reste est couvert de feuilles et des fumées inquiétantes montent parfois du sol, des tremblements se font sentir, et tout le monde fait pour un mieux, exactement comme il est, précisément tel qu'il est.


Prix du marché à Croix-des-Bossales (Port-au-Prince) -
 premier trimestre 2010 
Riz importé (6 lbs) Avant séisme 120 Gdes – le 12 mars 135 Gdes (+ 13%)
Riz local (6 lbs) Avant séisme 240 Gdes – le 12 mars 200 Gdes (-17%)
Haricots rouge (6 lbs) Avant séisme 180 Gdes – le 12 mars 225 Gdes (+ 25%)
Haricots noir (6 lbs) Avant séisme 170 Gds – le 12 mars 150 Gdes (-12%)
Maïs importé (6 lbs) Avant séisme 80 Gdes – le 12 mars 100 Gdes (+ 25%)
Maïs local (6 lbs) Avant séisme 60 Gdes – le 12 mars 75 Gdes (+ 25%)
Le petit mil (6 lbs) Avant séisme 70 Gdes – le 12 mars 100 Gdes (+43%)
Farine de blé (6 lbs) Avant séisme 60 Gdes – le 12 mars 75 Gdes (+25%)
Sel Avant le séisme 20 Gdes – le 12 mars 20 Gdes (0%)
Sucre blanc Avant le séisme 130 Gdes – le 12 mars 150 Gdes (+15%)
Sucre non raffiné Avant le séisme 120 Gdes – le 12 mars 125 Gdes (+4%)
L’huile de cuisine (alberto et Rika) 1 Gal Avant le séisme 250 Gdes – le 12 mars 250 Gdes (0%)
Spaghetti importé sac 175 g Avant le séisme 12 Gdes – le 12 mars 12 Gdes (0%)
Le charbon en gros sac avant le sésime 600 Gdes – le 12 mars 700 Gdes (+17%)

  • Ce sont des crânes. Des crânes ? Oui, des crânes. Dans cette cour arrière, protégée de la foule et de la grand-rue, en plein centre de la ville basse, les statuettes, les chimères de formes, les monstres assemblés de matières hétérogènes s'étalent sur toutes les surfaces, à hauteur variable – sur le sol, les tables, les étagères et les murs. Ce sont des tapis d’œuvres, des grappes de matières sculptées et arrangées, une véritable foule de déchets récupérés et magnifiés dans leur recomposition . Ce sont des objets mystiques et des objets d'art. Ici, toute la différence insensée entre l’œuvre conçue, fille des académies et des salons bourgeois, et l’œuvre expulsée, la bâtarde marginalisée ou hospitalisée, cesse d'exister – et disparaît aussi le dernier phare auquel s'accrochent les pâles replets de la division – la claire conscience d'une expression unifiée, totalement subjective, aux bords de la raison du monde. Tout cela disparaît. Et cela a raison de disparaître, car l'on est introduit ici ailleurs, dans le monde d'en bas, celui d'une infrastructure que l'on ne saisit qu'à voix basse – peuplée de deuils, d'union contre nature, de beauté sidérée. La raison du monde est ici ouverte aux cris provenant d'une forteresse invisible, aux plaintes sans réparation, à l'énergie pure qui travaille la terre et décrit un cercle sur lequel les inconscients débattent éternellement des notions de conception et d'expulsion.On se penche à terre pour aller chercher la matière des œuvres. On glane, on récupère. Et les saisons varient. Il y eût une saison où l'on ramassait les crânes comme de vieux bouts de pneu.Sur le mur de sable et de ciment, 4 tableaux, décrivant les portraits en bas relief de 4 musiciens, exhibent 4 crânes ramassés, nettoyés, et entourés d'affection. On s'échangea certainement quelques phrases, au creux d'une nuit, et l'on fit rire les âmes, qui s'était ainsi fait déposséder de leur corps. On a essoré le crâne de ce qu'une âme peut expirer, et de cette manière, on a tenté de lui rendre sa forme originelle, son premier visage. Et les voilà, qui sont maintenant, comme 4 immortels, souriant et dansant, et nous regardent, les os baignés de malice.
Un jour, nous avons rencontré un vieil homme, qui s'enquit de ce que nous faisions ici, à Port-Au-Prince.
Je lui dis : nous venons dire de la poésie. Ses yeux brillaient. Alors ça va, si vous n'êtes pas venus pour nous aider, ça va. Il se redressa. Tiens, vous connaissez Ossip Mandelstam ? J'étais étonné, et joyeux. Ici, sous le soleil, un vieil homme me parlait de Mandelstam. Là où il y a ruse, il n'y a pas de poésie. C'est lui qui a dit ça, n'est-ce pas ? Je confirmais, sans être certain. Mais là n'est pas l'important.
Alors vous ne rusez pas, si vous dites de la poésie ? Ça non plus je ne le savais pas. Je devais bien avoir rusé quelque part pour me retrouver ici, à Port-Au-Prince, pour dire des poèmes et des chansons.
Il m'expliqua qu'il avait voulu devenir écrivain. Il avait été nourri des plus belles pages de la littérature française. Pour ma part, je ne savais pas qu'il était possible de « vouloir » devenir écrivain.

Oui, me dit-il, j'avais imaginé une sorte de gouverneur de la rosée, mais en tout point opposé. Mon personnage était un agent du cadastre, et il devait tenir à jour son registre, ici même à Port-Au-Prince. Cela se serait appelé l'arpenteur des fatras, ou quelque chose comme ça. J'avais tourné cette idée dans ma tête pendant des années, attendant le jour où j'aurais été enfin capable d'écrire cette histoire. Je ne m'étais jamais découragé. Je devais trouver le bon moment, et la bonne disposition, pour raconter les aventures de mon personnage – un agent du cadastre à Port-au-Prince, c'est un peu comme un paysan à qui l'on demande de fabriquer des balles de base-ball, non ? Il souriait. Bon, et les choses se passèrent. Comme je suis aussi un peu musicien, je suis parti en République Dominicaine pour travailler dans un hôtel. Et de là, le patron, qui m'aimait bien, je ne sais toujours pas pourquoi, me proposa d'aller garder sa villa, sur la côte, pendant deux mois. C'était exactement ce que j'attendais. J'arrivais dans cette demeure aussi grande que le quartier où j'avais grandi. Elle avait sa plage privée, et était doublement protégée – par un grand mur autour de la propriété, et par un grillage tout autour de la zone où d'autres villas s'affalaient sur le rivage. Je pouvais être tranquille. On me préparait les repas et mon seul travail était de vérifier qu'aucun intrus ne vienne violer la propriété. C'est amusant cette expression non ? Après tout, on ne peut pas violer grand-chose : une loi, un secret, un être, une propriété... Ah, c'était typiquement le genre de pensée que mon personnage avait.
J'avais commencé à élaborer un plan et je sentais que le moment arrivait. Aussi, un soir, une excitation m'envahit. Tout ce poids que je traînais avec moi, et mes drames, mes déchirures, mes découragements – et il y en a eu – tout cela s'était comme volatilisé. Tout brillait d'un éclat nouveau. Je fis un repas copieux, que j'arrosais de bière et je suis allé dormir. Au réveil, c'était le grand jour. Rien ne parviendrait à me faire dévier. Je sortis toutes les notes que j'avais prises, les descriptions succinctes de personnages, les biographies, les relevés topographiques et la cartographie d'un quartier imaginaire, le tout délicatement tracé. Tout le monde était là, à portée de main, je n'avais plus maintenant qu'à les disposer sur la page, les faire se rencontrer, et les laisser me raconter l'histoire...
Et voilà.

C'est tout ?

Oui, c'est tout. Je n'ai jamais écrit cette histoire. Mais elle existe. Tout est là. Et il désigna son front. Cela suffit.

Mais, il s'est passé quelque chose ?

Oui, et non. Au moment de commencer, il y avait un recueil de vieux poèmes d'ici. Je l'ouvris machinalement, cherchant peut-être les mots qui seraient comme un baiser donné avant un départ, et je suis tombé sur ces quelques phrases. Elles résumaient tout ce que j'avais en tête, ces phrases, et aussi tout ce que je sentais. Et le besoin de me mettre au travail disparut, comme ça. Comme si, tout d'un coup, ma présence devant ces pages, avec ces notes, avait déjà été accomplie, une autre fois, à un autre endroit.

Et quelles étaient ces phrases ?

Oui, monsieur, vous avez bien entendu. J'ai lu ces phrases, et elles ont eu cet effet incroyable, qui me poussa à abandonner mon projet. Sans le regretter, il faut insister. Vous entendez bien. Cet abandon fut une victoire. Cela s'est passé en une fraction de seconde. J'étais plein de ce désir, et subitement, ce désir m'avait quitté sans qu'il ne me manque rien. Mieux, je me sentais plus riche d'une œuvre accomplie, et pour la première fois, peut-être, je me sentais libre – ce qui, vous en conviendrez, est la moindre des choses quand on est né ici.
Mais le plus incroyable tient à ceci. J'ouvris donc le livre, et je lus les phrases. Aussitôt je le refermai, et quelque chose a agi. J'eus un léger rire et puis des larmes de bonheur m'inondèrent le visage. Je plongeai la tête entre les mains et je suis resté comme ça pendant plusieurs minutes. Je souriais dans les paumes et je commençais à penser à la plage et à la mer transparente. Enfin, je me suis relevé. Et c'est là que la magie opéra. Oui, je n'ai pas vraiment d'autre mot pour qualifier ce qui est arrivé ce jour-là.
Je rouvre le livre pour relire les quelques phrases en forme de poème. Je tombe sur une page, ce n'est pas ça, sur une autre encore, négatif, je feuillette bientôt l'entièreté du livre. Je recommence une seconde fois, de la première à la dernière page, je sais que le poème se trouve quelque part au milieu. Et là, je dois me faire une raison. Je n 'en reconnais aucun. C'était comme s'il n'avait jamais existé. Et c'est ainsi que j'ai accompli cette œuvre, sans regret, et que j'ai profité du mois qui me restait là-bas pour jouir du temps, et des choses.






Citations : F. Nietzche, E. Vialle, M. Durand, B. Obama, Wikipedia, A. Rimbaud, A. Gide, L-P Dalembert, F. Féquière, observatoire des prix